Source : Le monde

A Bangui, des disciples du gynécologue congolais, Prix Nobel de la paix, travaillent à développer la prise en charge globalisée des victimes de violences sexuelles.

Zenaba a le regard absent des femmes résignées. Sa vie s’est arrêtée le 5 mai 2018 dans le quartier PK5 de Bangui, la capitale centrafricaine. Ce jour-là, des rebelles des milices anti-balaka décapitent son fils de 30 ans devant ses yeux et abattent le cadet de 25 ans à bout portant. « Sans mes enfants, je ne suis plus rien. Je suis allée voir leurs bourreaux pour demander qu’ils me tuent, leur chef m’a mise à terre et sept hommes m’ont violée et rouée de coups », raconte posément cette femme de 52 ans.

L’ONG Médecins sans frontières (MSF) lui a dispensé les soins d’urgence puis l’a orientée vers l’Association des femmes juristes de Centrafrique (AFJC), une structure créée en 1991 pour offrir un soutien juridique et psychologique aux victimes de violences sexuelles ou conjugales. « J’ai cru devenir folle. Heureusement, j’ai reçu une aide de l’association. » Son dossier est en attente de jugement devant la Cour pénale spéciale depuis décembre 2020. Ses bourreaux, eux, sont encore en liberté.

Aujourd’hui, elles sont une quinzaine à attendre leur tour sous le porche de l’AFJC. « La parole s’est libérée ces dernières années, également chez les hommes. Même si les victimes de sévices sexuels sont encore très souvent stigmatisées », explique Rosalie Kobo, la secrétaire générale. Ces derniers mois, le flux de visiteurs s’est amplifié. « Dès que les conflits armés reprennent, comme à la fin de l’année 2020 à l’approche de la présidentielle, les victimes de violences sexuelles sont plus nombreuses à frapper à notre porte. » Avocats, juristes et bénévoles peinent à traiter tous les cas. D’autant que l’association a vocation à prendre en charge toutes les violences basées sur le genre (VBG), comprenant également les agressions physiques, psychologiques, les mariages forcés, les violences conjugales et les dénis de ressources.

Transfert de compétences

Depuis septembre 2020, ils sont épaulés par des experts de la République démocratique du Congo (RDC) voisine, envoyés dans le cadre d’un projet international baptisé Nengo, « dignité » en langue sango. Son objectif : créer un centre de prise en charge holistique des victimes sur le modèle de l’hôpital de Panzi, à Bukavu (RDC), un établissement fondé en 1999 par le docteur Denis Mukwege, récompensé du prix Nobel de la paix 2018 pour son travail auprès des femmes ayant subi des sévices sexuels. Au sein de la clinique du célèbre gynécologue, les survivantes sont prises en charge médicalement, chirurgicalement, psychologiquement et accompagnées sur le plan juridique et socio-économique.

Pour répliquer en Centrafrique ce modèle qui a fait ses preuves, le projet Nengo s’appuie sur des institutions existantes : l’Association des femmes juristes et l’hôpital de l’Amitié. Deux « portes d’entrée » pour les victimes. « Les deux entités sont en communication permanente et un interlocuteur unique, l’agent psychosocial, suit leur dossier tout au long du parcours », explique Jacqueline Uwimana, la coordinatrice du projet Nengo. C’est le principe du « guichet unique » créé par le docteur Mukwege : « Nous avons choisi de ne pas créer de nouvelle structure. Nous considérons que les professionnels centrafricains connaissent le terrain mieux que quiconque. Notre objectif est d’améliorer ce qui existe, avec des financements et en opérant un transfert de compétences. »

Quatre experts congolais − un gynécologue, un psychologue, un agent psychosocial et une avocate −, tous disciples de Mukwege, ont donc été envoyés en septembre 2020 pour une mission de quatre ans. Un consortium, composé de la Fondation Pierre Fabre, de la Fondation Denis Mukwege, de l’Institut francophone pour la justice et la démocratie ainsi que de la Fondation Panzi, pilote ce transfert de compétences Sud-Sud, avec l’appui financier de l’Agence française de développement (AFD). Au total, un investissement de 5,4 millions d’euros.

Redonner leur dignité aux femmes

Le docteur Roch Mbetid attend ces financements depuis 2013. A l’époque, le pays plonge à nouveau dans une crise sanglante et le viol est utilisé comme arme de guerre peu coûteuse. L’hôpital de l’Amitié, où il exerce comme gynécologue-obstétricien, reçoit de plus en plus de femmes victimes de sévices sexuels. « Un jour, j’ai vu arriver une mère et ses deux filles de 19 et 9 ans. Toutes trois avaient été violées par des rebelles de la Séléka ; les deux sœurs contaminées par le VIH et l’aînée était enceinte. J’ai compris que notre rôle allait évoluer vers plus de prises en charge des violences sexuelles », témoigne-t-il.

Au début, il finance avec son propre argent les dépenses de médicaments et les examens médicaux. Mais rapidement, la vétusté des installations, le manque de matériel et l’absence de médecins formés aux techniques de reconstruction gynécologique réduisent ses ambitions. « Je suivais de près le combat du docteur Mukwege. J’ai pris contact en 2017 avec sa fondation pour qu’il nous aide. C’est comme ça qu’est né le projet Nengo. »

C’est pour redonner leur dignité aux femmes que le docteur Dieudonné Boengandi a appris à réparer leurs organes génitaux au côté du Prix Nobel. Ce gynécologue congolais a passé sept ans à l’hôpital de Panzi (RDC). Ce mardi, dans le bloc opératoire de l’hôpital de l’Amitié, il est le chef d’orchestre des opérations. Un médecin et quatre internes suivent attentivement ses consignes. L’opération du jour est une fistule, une perforation de la paroi entre la vessie et le vagin, conséquence d’un accouchement compliqué. Car le projet Nengo ne se limite pas à la prise en charge des victimes de violences sexuelles. « Nous opérons les femmes qui présentent des dommages gynécologiques dus à l’excision, mais aussi à l’accouchement », explique le médecin congolais.

Dans ce pays d’Afrique centrale, l’accouchement, très souvent pratiqué à domicile, peut s’avérer violent. Suzanne en a enduré les conséquences pendant trois décennies. « A la naissance, mon bébé se présentait mal, on a dû forcer pour le faire passer et j’ai été détruite », raconte cette mère de 56 ans, opérée par le docteur Boengandi d’une fistule vésico-vaginale. J’ai vécu trente ans en permanence trempée par mes urines. Plus personne ne voulait m’approcher au village. »

Ecoute, soutien et réinsertion

Il y a quelques mois encore, cette intervention n’aurait pas été possible. « Grâce à l’expertise des médecins de la Fondation Panzi, notre personnel a gagné en technicité et nous sommes capables d’opérer des cas plus compliqués », se félicite le professeur Serdouma, chef du service de gynécologie-obstétrique, qui attend avec impatience un deuxième bloc opératoire pour réaliser jusqu’à trois opérations par jour. En tout, 1,6 million d’euros, soit 30 % du budget du projet Nengo, seront affectés à la réhabilitation du service, à l’achat de matériel médical, à la construction d’une maison d’accueil pour les survivantes et aux actes médicaux, entièrement gratuits pour les bénéficiaires.

Au centre du service se trouve le bureau des agents psychosociaux (APS). Rosette Sipa est la référente congolaise du projet. Depuis 2004, elle expérimente des techniques d’écoute et de soutien à l’hôpital de Panzi. L’APS est la cheville ouvrière du modèle de « guichet unique » du docteur Mukwege. « Un bon accueil assure la guérison, souligne Rosette Sipa. La victime arrive souvent désespérée car elle est rejetée par sa communauté. Nous l’aidons à s’exprimer, nous utilisons les techniques de neurofeedback [méthode de maîtrise de l’activité cérébrale] et l’accompagnons parfois dans sa communauté pour aider à sa réinsertion. »

C’est l’agent psychosocial qui va évaluer si la victime a besoin d’une aide psychologique, socio-économique, judiciaire ou juridique. Dans ces derniers cas, elle sera orientée vers le service de Me Yvette Kabuo, qui traite autant des affaires civiles que pénales. « L’arsenal juridique centrafricain est tout à fait satisfaisant, mais il y a un important problème de lenteur sur le plan procédural, regrette l’avocate, qui a chapeauté durant dix ans le pilier légal de la Fondation Panzi. Nous devons appuyer les juristes et avocats pour que plus de cas soient instruits. »

Avec sa petite équipe, Me Kabuo a déposé 66 dossiers relevant de violences basées sur le genre devant les juridictions centrafricaines depuis janvier. Sa mission : stopper l’impunité. « Si les coupables ne sont pas punis, on ne pourra pas briser le cycle de la violence fermement ancrée dans la culture après des années de guerre, déplore Jacqueline Uwimana, la coordinatrice du projet. Et l’impunité n’encourage pas les victimes à porter plainte. »

Ecosystème avec les associations

Un défi qui s’ajoute à celui du financement du projet, signé pour une durée de quatre ans. A l’issue de cette période, comment les victimes pourront-elles se faire soigner alors que l’opération d’une fistule est estimée à 262 000 francs CFA (400 euros), soit plus de onze fois le revenu mensuel moyen (23 000 francs CFA, selon la Banque mondiale) ? Pourront-elles toujours être assistées par un avocat ? « Nous avons la responsabilité d’accompagner le programme sur la durée », reconnaît Denis Vasseur, le directeur de l’AFD à Bangui.

Pour être pérennisé, Nengo doit s’ancrer dans le paysage centrafricain en liant des partenariats avec les ONG locales. « Nous voulons créer un écosystème avec les associations de réinsertion et fortifier notre relation avec MSF qui rapatrie les victimes de l’arrière-pays où nous ne sommes pas présents », explique Jacqueline Uwimana.

Depuis la reprise des combats entre les groupes rebelles de la Coalition des patriotes pour le changement (CPC) et les forces gouvernementales (FACA) à la fin 2020, MSF a constaté une augmentation conséquente des cas de violences sexuelles, passant de 173 consultations en décembre 2020 à 421 en mars dans son centre de Bangui. Même constat de l’équipe Nengo, trois viols sur quatre référencés depuis le début du projet sont liés au conflit. Parmi eux, des victimes de périodes plus anciennes, comme Zenaba, qui attend que justice soit rendue pour commencer une nouvelle vie au Cameroun.

Go to top